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Des classements déclassés


Depuis de nombreuses années, la Banque Mondiale publie un rapport annuel intitulé “Doing Business”. Cette publication présente une dizaine d’indicateurs liés aux conditions et procédures de création et d’administration d’une entreprise, à la fiscalité, à l’accès à des ressources. Le rapport accorde un score à chaque pays sur chacun de ces indicateurs et un score global est utilisé pour classer les pays en fonction de la facilité à “faire des affaires”, la Nouvelle-Zélande étant récemment classée en tête et la Somalie en dernière position.


En septembre dernier, la Banque Mondiale a annoncé la suspension de cette publication pourtant respectée. Un audit aurait en effet mis en lumière des irrégularités dans le recueil ou le traitement des données pour les rapports 2018 et 2020, et en particulier il laissait apparaître que la Directrice Générale d’alors de la Banque Mondiale, Kristalina GEORGIEVA, aurait cherché à influencer l’équipe en charge pour qu’elle revoit ses critères, afin de faire apparaître la Chine en meilleure position dans le classement global, ceci à un moment où le soutien de ce pays était sollicité pour une augmentation de capital de la banque. Madame GIORGIEVA étant devenue entretemps directrice générale du FMI, on peut imaginer les positions prises pour l’amener à démissionner afin de préserver la crédibilité et l’intégrité de ces deux institutions majeures du système hérité de Bretton Woods.


Dans le même temps, d’autres positions étaient prises par des personnalités comme Joseph STIGLITZ, ancien chef économiste de la Banque Mondiale et prix Nobel d’économie. L’argument de STIGLITZ est que ce classement souffre de nombreux défauts. Il favorise les pays ayant une fiscalité avantageuse des affaires ainsi que des réglementations faibles du travail. Par ailleurs, il fait valoir que le classement était trop sensible à une petite variation des données pour ne pas susciter la désapprobation de pays dont la position dans le classement variait brutalement en fonction de tel ou tel indicateur. En gros, il valait mieux se séparer de ce classement mal fichu que de Madame GIORGIEVA qui a par ailleurs, selon lui, joué un rôle très positif à la Banque Mondiale. Le vrai motif de cette affaire sérieuse serait donc non pas le classement lui-même mais la volonté du président de la Banque, nommé par Donald TRUMP, de créer un problème de plus pour Joe BIDEN. Quoi qu’il en soit, ce classement de la Banque Mondiale met en lumière soit leur fragilité, soit les turpitudes qu’ils peuvent engendrer.


Au-delà des intrigues administratives ou politiques, nationales ou internationales, cette affaire met en lumière le rôle crucial qu’ont pris les systèmes d’indicateurs, de mesure et de classement qui envahissent notre univers, affectent nos jugements et dictent nos choix. Ces classements, ces notes, ces indicateurs, ces évaluations sont partout : des restaurants aux universités, en passant par les hôpitaux, les villes “agréables à vivre” ou encore les activités de recherche des pays, nous sommes invités à nous fier aux critères et rangs qu’on nous propose pour porter un jugement éclairé, définir une politique appropriée ou procéder à un choix avec rigueur.


Cette obsession du comptage et de la mesure, qui accompagne l’expansion des espaces de choix dont nous disposons, pose pourtant plusieurs questions que cette affaire de la Banque Mondiale met clairement en lumière : ces classements peuvent être des outils sensibles et ambigus, ils sont fondés sur des critères ou des valeurs pas toujours efficaces ni explicites, ils peuvent donner lieu à des manipulations dans tous les sens, de celle des indicateurs eux-mêmes à celle de ceux qui gèrent ces outils et mesures.


A quoi servent ces indicateurs et ces classements ? Comme toute information quand elle est de qualité, ils devraient permettre de réduire l’incertitude dans une prise de décision. Un étudiant qui souhaite étudier à l’étranger doit pouvoir fonder son choix d’une institution et d’un pays sur des informations comparatives qui lui permettront de mener son projet d’études de manière efficace. Le classement “Doing Business” devait pouvoir orienter des politiques d’aide à l’investissement, le classement d’un restaurant peut amener un chef à redéfinir la carte, un indicateur de recherche à se poser des questions sur l’efficacité des politiques publiques dans ce domaine.


Quelles précautions prendre pour appréhender, juger, évaluer, décider ? Le premier “grain de sel” avec lequel prendre ces classements consiste à se demander si on compte ce qui compte. Ainsi, le PIB est-il le seul moyen d’évaluer la prospérité d’un pays ? Comment par exemple tenir compte de ce qui ne relève pas de l’univers marchand ? Bon nombre de travaux en économie, notamment ceux d’Amartya SEN, Prix Nobel lui aussi, ont insisté sur la nécessité de prendre en compte différents indicateurs de capacité, telle que celle à vivre en bonne santé, ou à avoir accès à une éducation, plutôt que la seule valeur ajoutée marchande. Différents indicateurs comme l’IDH ou le Better Life Index de l’OCDE sont inspirés de ces travaux.


Deuxième question critique, qu’est-ce qui est mesuré ? Dans les classements sur l’éducation, juge-t-on les élèves, les programmes éducatifs, le système éducatif dans son ensemble ? Et que laisse-t-on de côté ? Dans le classement des villes, fait-il bon vivre pour toute la population ou plutôt pour une partie plus éduquée ? Toutes les nationalités sont-elles les bienvenues dans cette ville ou ce pays ? Sinon, à quoi bon proposer des indicateurs qui ne peuvent pas servir à orienter une politique ?


Troisième question critique, la capacité des indicateurs à refléter la complexité des phénomènes qu’ils mesurent. Si on doit regretter la baisse tendancielle de production de recherche en France, telle que reflétée par le nombre de publications par an, peut-on pour autant émettre un jugement simple sur ce qu’il convient de faire pour remédier à ce déclin relatif ? Par exemple, l’Italie représente aujourd’hui, dans les classements publiés, une proportion plus importante de publications que la France, pourtant elle affiche un budget de recherche publique inférieur et une proportion inférieure de chercheurs par 1 000 habitants. Accorder plus de moyens à la recherche est donc certainement indispensable, mais requiert un vrai discernement quant à la manière la plus efficace de le faire. On peut de même faire un choix de livre ou de film en se conformant à une liste de best-sellers, et lire ou voir la même chose que tout le monde, mais se fier à l’analyse argumentée et nuancée d’une ou plusieurs critiques nous permettra un meilleur choix.


Par ailleurs, les classements reposent sur des indicateurs qui ne font pas que décrire un état mais d’une certaine manière le prescrivent ou le formatent. Ainsi, comme le souligne Joseph STIGLITZ, le classement Doing Business reposait entre autres sur une fiscalité avantageuse ou une réglementation du travail peu protectrice. Dans un autre domaine, fonder un classement de la recherche sur un nombre restreint de publications revient à nier la valeur d’autres publications et incite à ne juger la qualité d’une institution d’enseignement supérieur que sur sa capacité à se conformer à une norme qui avantage la plupart du temps ceux qui l’ont produite, au détriment d’une diversité pourtant bienvenue.


Enfin, les indicateurs et classements, par l’impact qu’ils peuvent avoir sur des choix individuels ou politiques, du plus trivial au plus stratégique, peuvent induire les comportements évoqués à propos du rapport “Doing Business” : trouver des indicateurs qui favorisent certains pays ou certaines institutions, ou travailler sur les données, ou encore chercher à influencer ceux qui répondent à un questionnaire d’évaluation.


Les classements sont là pour longtemps, ils ont un rôle utile pour autant qu’on en perçoive la portée réelle et les limites. Apprenons à exercer sur eux un regard critique, faisons l’effort de comprendre comment ils sont construits, à quoi ils sont sensibles et quels intérêts ils servent, assemblons-en plusieurs et cela nous en permettrait un usage plus raisonnable, notamment pour guider nos politiques. Faute de quoi, beaucoup de ces classements seront tôt ou tard déclassés.


Christian KOENIG

Secrétaire général



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