Pour qui s’intéresse à la Chine, il faut absolument lire le rapport annuel que vient de publier la Chambre de commerce européenne en Chine. Il détaille, sans acrimonie mais avec franchise, les difficultés rencontrées par les entreprises européennes pour y développer leurs activités, en cette période particulièrement difficile marquée par la crise du COVID-19, par le durcissement du régime de Pékin et enfin par les tensions que ces deux évolutions ont fait naître. Mais il permet aussi de garder espoir en l’avenir de relations apaisées.
La Chambre souligne l’amélioration des relations sino-européennes depuis 2018, après des années difficiles. La participation de XI Jinping à un “sommet” quadripartite France-Allemagne-UE-Chine, en mars 2019 à Paris, traduit un choix politique assumé par Pékin vis-à-vis d’une Europe qui se dote peu à peu des éléments de la puissance. L’Union Européenne reste le premier partenaire de la Chine en matière de commerce et d’investissements et reste attractive en termes de recherche et d’innovation. Une accélération substantielle des négociations Chine-UE intervient en 2018-2019 : signature de l’accord sur la sécurité aérienne (BASA), conclusion de l’accord “100+100” sur les indications d’origine agricoles, volonté de conclure l’accord de protection des investissements au plus tard à l’automne 2020 (Sommet de Leipzig). Mais la Chine a néanmoins poursuivi des objectifs contradictoires à l’égard de l’Europe, avec par exemple son initiative 17+1, qui cherche à la diviser. Le G20 d’Osaka a aussi montré qu’elle n’est prête à aucune concession s’agissant des subventions, des surcapacités ou de la réforme de l’OMC. Bruxelles a pris conscience de cette contradiction, qui a conduit à l’adoption en cours par le Conseil européen d’une communication qualifiant la Chine de ”rival systémique”. C’est la fin d’une certaine naïveté européenne à l’égard de la Chine, la fermeté prévaut aujourd’hui comme l’a montré le sommet Europe-Chine virtuel de Leipzig le 14 septembre dernier.
Le rapport déplore dans ce contexte que l’année 2020 n’ait pas tenu ses promesses. La crise du COVID-19 a provoqué une onde de choc mondiale mais le multilatéralisme n’a pas fonctionné à l’OMS, du fait notamment du retard de la Chine à partager ses données. Chaque pays a réagi sans concertation, même au sein de l’UE, rendant toute prévision aléatoire. La crise a également accru les tensions politiques, notamment entre Washington et Pékin. Une grave récession économique sévit dans le monde entier, y compris en Chine. Enfin, les opinions publiques occidentales ont pris conscience des drames du Tibet et du Xinjiang, du conflit armé avec l’Inde dans l’Himalaya et des menaces contre Hong Kong et Taïwan. La Chambre souligne le rôle négatif des ambassadeurs de Chine à l’étranger (les “loups guerriers”) qui ont jeté de l’huile sur le feu à la demande du Président et du PCC.
Les difficultés traditionnelles dans les relations subsistent par ailleurs, relève la Chambre, notamment le manque persistant de réciprocité en termes commerciaux et d’investissement entre l’UE et la Chine. Elle note par ailleurs qu’un grand nombre de résidents étrangers ayant quitté le pays pendant l’épidémie n’ont toujours pas pu y retourner après la fermeture des frontières de la Chine et la suspension des visas à la fin mars avec un préavis d’à peine 24 heures. Les rares personnes qui sont revenues ont dû naviguer dans un labyrinthe d’approbations et d’exigences difficiles à satisfaire. En outre, les cas de discrimination à l’égard des étrangers en Chine ont été ignorés par les autorités chinoises au mieux, et ont été carrément niés au pire. De leur côté, la plupart des pays européens ont gardé leurs portes ouvertes aux ressortissants chinois. Ce traitement asymétrique a créé du ressentiment, qui ne contribue pas à rétablir la confiance. Dans ce contexte, la Chambre se demande si ces actions et ces inactions sont révélatrices d’un état d’esprit plus large selon lequel si les capitaux et la technologie étrangers sont souhaités en Chine, les étrangers eux-mêmes ne le sont pas.
Pourtant, estime le rapport, on peut encore espérer que la Chine fera sa part du chemin vers l’Europe, afin de consolider les liens qui l’unissent à son principal partenaire commercial. Elle doit pour cela “choisir d’embrasser l’esprit de l’adhésion à l’OMC” à une époque de découplage potentiel et de protectionnisme et faire le nécessaire pour conclure un Accord de garantie des investissements “suffisamment robuste”, fondé sur une réelle réciprocité. Bref, la Chine “doit combler le fossé entre sa rhétorique et la réalité”, comprenant que l’accès aux marchés des entreprises étrangères, le développement du secteur privé chinois et le recul du secteur public, sont dans l’intérêt immédiat et à long terme de la Chine. Le rapport juge que malgré son influence économique indéniable, la Chine pourrait faire mieux en matière de contribution à la croissance économique par des innovations managériales, technologiques, stratégiques et financières. Les entreprises européennes, avec leur technologie et leur expertise, sont prêtes à agir comme le catalyseur de transition dont la Chine a besoin pour réaliser son énorme potentiel.
La réalité sur le terrain n’est ni noire ni blanche. Les entreprises européennes voient la Chine se déplacer dans plusieurs directions en même temps. Le rapport décrit le modèle chinois actuel comme “une économie, deux systèmes”. La moitié de l’économie chinoise continue de s’ouvrir, l’accès en est plus ouvert et bien réglementé, elle appelle beaucoup d’investissements européens. Bien qu’ouverts seulement après que les sociétés chinoises y soient devenues dominantes, les secteurs de l’automobile et de la banque en fournissent un bon exemple. Quelques entreprises européennes ont pu tirer leur épingle du jeu. L’autre moitié de l’économie, dirigée par l’État, voit la Chine continuer à soigner ses champions nationaux et ses entreprises publiques, qui conservent l’accès à un cinquième des consommateurs, producteurs, déposants et innovateurs du monde. Selon la Chambre, la Chine compte actuellement 97 mastodontes gérés au niveau central par la Commission de surveillance et d’administration des actifs (SASAC) et 130 000 autres entreprises publiques qui gèrent les secteurs fondamentaux et primaires de l’économie, ainsi que tout ce qui pourrait être considéré comme “stratégique” dans la définition large du terme. Ce qui est inquiétant estime le rapport, c’est “qu’il semble aujourd’hui y avoir une liste croissante de secteurs qui restreignent les investissements étrangers ou dans lesquels un soutien est fourni aux champions nationaux”, en particulier dans les énergies renouvelables, l’Internet, les télécommunications et la haute technologie, priorités du plan “China Manufacturing 2025”.
Les défis persistants et croissants auxquels sont confrontées les entreprises européennes dans cette moitié de l’économie découragent nos entreprises, alors que les entreprises autochtones chinoises rattrapent et même surpassent les entreprises européennes dans certains domaines. La Chambre estime que beaucoup de chefs d’entreprise européens commencent à se demander, comme le faisait il y a dix ans l’ancien PDG de General Electric, si ”en fin de compte [la Chine] veut qu’aucun d’entre nous gagne, ou qu’aucun d’entre nous réussisse”.
Selon le rapport, les paradoxes voire les contradictions de la politique économique chinoise attestent des divergences entre la Chine et l’Europe quant au concept “d'ouverture”. L’UE considère que l’accès au marché est acquis du fait des règles multilatérales, notamment de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et d’accords bilatéraux comme les accords de garantie des investissements. Depuis le début des négociations entre l’UE et la Chine sur l’accord global sur l’investissement (CAI) en 2013, l’UE a conclu des accords commerciaux et d’investissement avec plusieurs dizaines d’autres marchés. A l’inverse, pour la Chine, l’accès au marché “n’est pas considéré comme un droit, mais plutôt comme un privilège”, qui peut être étendu à certains domaines ou retiré à certaines régions économiques, selon le bon plaisir des dirigeants chinois. Cette conception n’est hélas pas conforme “avec l’ordre économique fondé sur des règles auquel la Chine a volontairement adhéré”. Elle fait également disparaître la confiance. C’est au détriment de la Chine, car le potentiel du marché reste énorme.
Face à l’ensemble des difficultés des entreprises européennes et à l’incertitude quant aux choix à venir de Pékin, la Chambre de commerce conclut que nos entrepreneurs “doivent se doter d’une boîte à outils qui fonctionnera de toute façon”. Le rôle des gouvernements des États membres est donc clair : créer ces outils. C’est ce que l’Europe a commencé à faire, dans un dialogue constant et une négociation permanente avec la Chine, sur l’accès au marché, sur la protection de la propriété intellectuelle, sur la garantie des investissements, sur la réciprocité commerciale. Il lui faut poursuivre avec fermeté mais sans agressivité, en exigeant à chaque étape que soient respectées ses valeurs et ses intérêts, politiques, économiques et financiers.
Jean-Maurice RIPERT
Ambassadeur de France
Septembre 2020
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